Pour patienter

A savourer avant cette sortie au THORONET, un texte proposé par Yves Richelme. … dans la rubrique “culture“.

L’association des Anciens propose, à l’initiative de Denis Bonnard,  une sortie combinant la découverte du domaine viticole du château de Ste Croix , à Carcès , et la visite de l’abbaye cistercienne du Thoronet.

C’est l’occasion de dire un mot d’un livre hors du commun ,« Les Pierres sauvages » ,qui vous donnera sans doute une raison supplémentaire de visiter ou de revoir l’abbaye du Thoronet.

Hors du commun, ce livre l’est par son propos qui est de décrire la construction de l’abbaye, sous la forme romancée du récit qu’en aurait rédigé Frère Guillaume, le maître d’oeuvre, c’est à dire l’architecte ) de l’abbaye. Hors du commun, il l’est également par la personnalité de son auteur, Fernand Pouillon ( 1912-1986). Les moins jeunes d’entre nous se souviennent de cet architecte flamboyant, qui, avant de connaître des ennuis judiciaires ( qui l’ont conduit en prison) en région parisienne ( mais il a été amnistié en 1972) a réalisé dans notre région un certain nombre d’ouvrages ( façades du Vieux Port à Marseille, faculté de Droit à Aix, immeubles à Aix et à La Seyne) ainsi que des milliers de logements en Algérie avant 1962 puis à Paris. Ses « Mémoires d’un architecte », parus en 1968, permettent de mieux comprendre ce personnage passionné et tumultueux.

Dans « Les Pierres sauvages », écrit en 1964,  Fernand Pouillon parle beaucoup de lui, disons de sa conception du métier d’architecte, de sa façon d’organiser les rapports humains autant que des techniques à mettre en œuvre, car il est le Frère Guillaume qui raconte.

Les Pierres sauvages ne relate pas  toute l’histoire de la construction de l’abbaye mais les quelques mois, de mars à décembre 1161, au cours desquels ce cistercien, maître d’oeuvre de l’Ordre de Citeaux, conçoit ce monastère dont les travaux d’aménagement viennent de commencer et qui dépend alors de l’abbaye de Notre Dame de Florielle, à 24 km du Thoronet, à l’est de Tourtour. Cette abbaye fut abandonnée lorsque la construction du Thoronet (de 1160 à 1176) fut achevée. 

Fernand Pouillon fait découvrir la vie de cette communauté qui comprend des religieux , les frères convers, puis des laïcs, les compagnons, et qui s’installe dans des cabanes en bois sur le chantier où elle va vivre jusqu’à ce que les bâtiments soient achevés.  Frère Guillaume leur donne un règlement de vie ( horaires, régime alimentaire, vêtements,etc)  en complément de la Règle de l’Ordre de Citeaux.

Il imagine progressivement l’abbaye, en analysant les niveaux du terrain naturel, en choisissant l’implantation de l’axe de l’église et enfin en en projetant la forme générale. Dans le même temps qu’ il fait défricher et mettre en culture le domaine agricole, il organise le chantier futur, notamment la forge, pour façonner ou réparer les outils, le four à chaux, le four pour les tuiles…Il choisit une, puis des, carrières, de pierre et d’argile, car il n’est pas question d’acheter des matériaux. Il explique comment on dégage les blocs de pierre en les séparant par éclatement du banc de pierre dont on les extrait, comment on les débite en pierres à tailler. Il évoque (Saint)  Bernard, le fondateur de l’Ordre, avec qui il a travaillé :«  Il parla du dénuement de nos maisons ; je vis des volumes simples. Il fut question de sobriété, d’utilité de pénitence ; je traduisis : noblesse, efficacité, harmonie…Son langage abstrait devint architecture ». Frère Guillaume-Pouillon nous fait rêver à ce que sera le bâtiment «  A l’intérieur les parements(des murs) seront lisses…Les blocs, posés en assises horizontales, réglés à l’aide des cales en bois d’un dixième de pouce, seront abreuvés à la chaux…(qui) durcit indéfiniment jusqu’à devenir aussi dure que la pierre » Pour les parements extérieurs, il choisit la pose à joint sec, sans mortier, qui exige des faces parfaitement dressées sur les assises horizontales et des joints de l’épaisseur d’un trait.

 Il doit aussi justifier de ses choix avec l’abbé  de Florielle qui trouve le projet de clocher trop haut -et donc interdit par la Règle -ou qui ne veut pas dans le cloître d’escaliers pour rattraper les différences de niveaux. Il obtiendra gain de cause et, « (vu) depuis l’occident (le clocher) régnera sur la vallée comme une statue ,…pyramide élancée, comme un saint, comme un moine ».

Les travaux commencent enfin à l’automne: « J’ai pu donner le dessin définitif des niveaux  et des alignements, faire tirer les premiers cordeaux et placer les repères…J’ai prévu d’enfoncer le sol de l’église …et de surélever légèrement l’aile septentrionale». La première pierre est posée le 4 octobre, en même temps que l’église et l’abbaye sont baptisées.

 

Tout cela ne sera pas allé sans accident ni drames ; Frère Guillaume, lui même, qui a reçu avant son arrivée une blessure, doit être amputé d’une jambe et en meurt, non sans avoir instruit ses disciples : « La beauté ne peut exister sans équilibre, la technique sans matière, et, pour finir, l’équilibre sans  beauté ».« J’ai donné aux voûtes de la nef et du transept une forme légèrement ogivale (…) pour l’économie, la suppression des contreforts sur les façades . La forme des voûtes des nefs latérales (sera) déterminée entièrement par la butée du berceau de la grande nef ». Ou encore « Dans ce cloître, il y a le Christ…Je veux que le symbole de Dieu et du Christ soit le cloître… ».

Voilà qui, j’espère, vous donnera envie de voir ou de revoir l’abbaye en attendant les explications et commentaires de la personne qui nous fera visiter. Vous trouverez dans les études des historiens de l’art et des architectes les questions que posent encore la composition irrégulière du cloître ou celle du chevet et de l’abside, qui ne sont pas plats, comme dans les autres abbayes cisterciennes, mais en cul de four. Les Pierres Sauvages vous auront peut être donné une image  du monde des bâtisseurs du Moyen-Age et de ce que fut une architecture inspirée en un temps de grande foi.